À peine sorti du métro à Porte de Montreuil, le dépaysement est complet. Des vendeurs à la sauvette exposent partout sur de vilaines couvertures les pitoyables butins qu’ils ont exhumés des poubelles : vieilles chaussures, téléphones cassés, fripes usées… Certains murmurent des “Malboro, Malboro” pour écouler leurs cigarettes de contrebande. Des Roms se mêlent parfois à tous ces gens, arrivant comme une horde d’on ne sait où par dizaines, par centaines. Vociférations, cris, bousculades. Ils vident eux aussi leurs balluchons en guettant la police, capables de tout rengainer en quelques secondes, vifs comme des moineaux.
La misère déploie autour de la Porte de Montreuil son nuage sombre, la misère de masse avec son cortège de saleté. Il faut parfois marcher sur la chaussée tant les trottoirs sont encombrés pour arriver aux puces qui s’étirent en surplomb du périphérique. On trouve ici de tout : surplus militaires, tapis, maillots de foot, phares de voitures, outils, chaussures, vaisselle, quincaillerie… Du très bon marché, du neuf, de la contrefaçon. Quelques brocanteurs y sont aussi présents, au début du marché puis tout au bout dans un espace clos qui leur est réservé. Là encore de tout, dans le désordre, l’amoncellement, le fatras. Les chiffonniers d’autrefois n’ont pas disparu. L’endroit n’est pas très avenant, les alentours non plus. Quand ils ne sont pas occupés par des vendeurs à la sauvette les trottoirs sont les réceptacles de déchets dégoûtants.
Les puces attirent une population locale et drainent de Paris, du 20ème arrondissement, ses habitants les moins nantis qui se mêlent aux autres sans que rien ne les en distingue. Populations immigrées ou non, elles affichent toutes les signes ordinaires d’une pauvreté qui n’est pas seulement économique, mais sociale, culturelle, scolaire, rivée comme une cicatrice depuis des générations. Elle se trahit dans les regards, dans les gestes, la démarche, dans ces corps qui n’ont jamais connu l’insouciance, à ce je ne sais quoi qui tient de l’effacement de soi, dans les vêtements ternes, gris, éreintés, et le délabrement des chaussures. Une frontière invisible semble tenir le parisien lambda éloigné de ces lieux. Pas même un bobo égaré. Pas un seul touriste non plus, vous n’en verrez jamais. Que pourraient-ils y trouver d’attrayant ? Et que viens-je y faire moi-même ? Il y a tout pour me déplaire et rien de ce que je suis ne semble fait pour se fondre dans cet environnement désenchanté. Je m’y rends pourtant souvent, surtout l’hiver. J’aime m’y réveiller à la recherche tranquille du trésor, forcément modeste, qui charmera ma matinée. Samedi matin ce fût un livre paru en 1938 que personne ne s’était donné la peine de lire. Ses pages encore scellées, il m’avait attendu. C’est le recueil de poésies d’un illustre inconnu, Lucien Dauven, que quelques recherches permettent de situer succinctement comme journaliste, écrivain et traducteur de romans policiers. De la poésie populaire qui chante les louanges d’une petite bourgade balnéaire de Normandie : Luc-sur-Mer. Avec ses vers joyeux, frais et charmants qui contrastaient singulièrement avec les puces, j’ai été séduit.
Après l’été maussade, Octobre ambitieux
A ravi leurs splendeurs aux longs mois radieux,
Pas un nuage n’a de cet azur intense,
Un instant aujourd’hui, voilé la transparence.
J’ai quitté les puces avec mon livre. J’ai traversé la rue, contourné un monceau de détritus et je suis monté sur le trottoir. Un homme finissait d’uriner sur la portière d’une camionnette sans honte aucune. J’ai continué léger, mon antidote sous le bras.
Montreuil 0, Luc-sur-mer 1.
La petite station balnéaire avait gagné haut la main, haut la mer.
Anne dit
article et mise en page des photos magnifiques.
christelle dit
J’ai cru lire du Zola, avec les descriptions si justes de la misère, la poussière….et enfin, le trésor qui se lit et fait évader l’esprit…
Paul-Jean dit
Bravo ! J’hésite entre reportage, roman ou poésie… En vous lisant, j’étais dans ce marché, je n’avais pas envie d’y rester, mais j’avais compris que la poésie se cache partout, dans les lieux les plus inattendus. Pas de photos (on comprend pourquoi) mais un joli texte. Merci.
mère de la mule dit
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. Voilà un fait.
Ce discours de Victor Hugo (1802-1885) le 9 juillet 1849 à l’Assemblée nationale législative.
Il y a 166 ans, sans commentaire.
A bientôt.
Maman mule
maryse dit
Que ce billet me touche, j’habite Courseulles sur mer, tout près de Luc sur Mer où ma petite fille adore aller et cette station semble être restée très loin en arrière. C’est ça qui est fabuleux avec Luc sur Mer. Maryse
Poupette des îles dit
Le tristement sordide est presque charmant sous votre plume. Ces puces qui avaient tant d’âme semblent l’avoir perdue…
C’est toujours un grand plaisir de vous lire.
Charlotte dit
Nous vivons une drôle d’époque…. Vous en décrivez parfaitement l’atmosphère, personnellement je ne pourrais pas m’aventurer dans un tel endroit même pour un livre . Mais j’avoue que j’ai été séduite aussi par le poème.
Un plaisir de vous lire, merci
LAMMENS dit
Bonjour Philippe,
Maintenant vous n’avez plus d’excuses pour venir nous visiter en NORMANDIE, Luc sur Mer sera vous charmer j’en suis certain.
Alors, à quand votre venu au CLOS DE LA CROIX!!
Bel été à vous
Le Clos de la Croix
Chambres d’hôtes en NORMANDIE
poussière d'Argence dit
J’aurai pu dire la même chose que toi – mais avec moins de talent littéraire – des puces des Arnavo à Marseille.
Exactement le même portrait.
La misère se ressemble toujours.
Bonne journée et bonne lecture de ton livre de poésie.
Maryse
MISS MM dit
Derrière cette misère, il y a des vies sans doute plus intéressantes, et plus “riches” qu’elles peuvent le paraître au premier abord. Il nous suffirait peut-être de s’y arrêter un instant pour s’en rendre compte.
Bravo pour ce trésor. Je les trouve jolis ces extraits de poésie.
Mei-Faahei dit
Suis d’accord avec Miss Mm.
lili et rosalie dit
C’est vrai ce que tu décris si bien… par chez moi aussi la misère guette à certains coins de rue, la ville a même essayé d’interdire la mendicité, mais sans grands résultats. Je pense qu’elle fait partie intégrante de notre société et ce sera très difficile de l’éradiquer. Nous sommes au top du progrès et de la surconsommation et pourtant… mais ceci reste un autre débat. Je te souhaite néanmoins une douce soirée.
Monique dit
Le poème est très joli et je me doute que ce livre doit être un petit trésor mais je n’oserais pas m’aventurer dans un tel endroit.
La misère est malheureusement partout.
Belle soirée
Monique
Marylaure dit
Luc sur mer et sa baleine… Courseulle sur mer… et moi “ma plage” c’est Graye sur mer à quelques foulées dans le sable…j’y étais la semaine dernière !
Cela fait 50 ans cette année que j’y ai posé le pied pour la première fois…
Merci, comme ça les vacances ne sont pas tout à fait finies…
bonne soirée
ml
eva and family dit
Voilà un billet digne d’un reportage de journaliste avec le brin d’humour nécessaire, BRAVO
La vie est ainsi…
Béa dit
Luc Sur mer…. ! J’y serai vendredi soir !
ton livre est un véritable trésor
Merci pour ce partage
Bises
Anne Marie dit
Le charme de l’arrière saison sur la Côte Normande allié
au plaisir, oublié, de l’usage du coupe-papier tout au long de sa lecture…Belle nostalgie! Merci Philippe pour avoir ouvert une jolie fenêtre; la poésie nous sauvera toujours de la laideur et du quotidien par trop médiocre. Elle permet juste de supporter les situations que nous sommes impuissants à pouvoir améliore.
Auborddujardin dit
Des beaux mots pour décrire la laideur de la misère…
Et des beaux mots pour l’oublier…
Bel été Philippe
Marie
Sara dit
Je ne connais pas ces puces, mais il y en a partout, surtout dans des grandes villes, en cette époque, et tu en fais un bon portrait, on semble y être parmi…alors, c’est une réalité qui existe…et partout il y a des trésors…
Impasse des Pas Perdus dit
J’ai lu, j’ai apprécié ces pages qui évoquent votre talent. Je griffe ce petit mot pour vous témoigner de mon passage et vous apportez quelques lectures qui m’ont enchantée cet été. La ballade de Lila K, Au revoir là haut, l’Avenue des Géants…
J’ai noté les votres lectures, suite à votre témoignage sur un blog de lecture.
Philippe Joubert Lussac dit
Merci ! J’ai noté ces titres, notamment Au revoir là-haut. Affaire à suivre en libraire lors d’une prochaine promenade…