Maurice Sachs (1906-1945) fut un scélérat de premier ordre. Cet aventurier qui brûla la vie par les deux bouts écrivit des milliers de pages sans jamais vraiment croire à son talent La majorité de ses projets littéraires ne fut jamais menée à terme. Mais Maurice Sachs fut le brillant portraitiste des figures marquantes de l’entre-deux guerres, comme en témoigne La décade de l’illusion réédité par Grasset dans ses Cahiers rouges.
La brève vie de Sachs fut un dense et plutôt sombre roman. Maître chanteur, suborneur, menteur, arnaqueur, alcoolique, apostat, voleur, profiteur du marché noir, receleur, juif délateur de juifs, agent de la Gestapo, trafiquant, espion, agent double, abandonneur de femme et d’enfant (lui-même avait été abandonné par son père puis délaissé par une mère indifférente), son parcours s’apparente à un dictionnaire de l’immoralité.
À l’âge de 17 ans il travaille dans un hôtel du 16è arrondissement qui le lance dans le Paris mondain. Il fréquente dans les années 20 tout ce que Paris comporte d’écrivains, d’artistes et de fêtards. Sa conversation brillante et sa séduction lui assurent une place privilégiée auprès des plus grands dont certains deviennent des amis très proches. La décade de l’illusion retrace ces années au travers d’une étourdissante galerie de portraits et de souvenirs. On y croise Picasso, Mistinguett, Paul Poiret, Coco Chanel, Modigliani, Satie, Matisse, Cocteau, Max Jacob et tant d’autres passés plus ou moins bien à la postérité. On en aurait presque le tournis. Et l’on est un peu surpris de voir Sachs s’effacer, montrer son admiration, chanter les louanges de telle ou tel qu’il volera ou trahira pourtant. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes de Sachs que d’avoir volé ou trahi y compris ceux-là mêmes qu’il admirait le plus et qu’il aimait sans doute sincèrement.
En cela la lecture de Sachs est parfois troublante. Mais l’essentiel est là : on prend beaucoup de plaisir à voir revivre ce Paris des années 20 qui fut si bouillonnant, si innovant, si riche d’élans créatifs. Rien en outre ne semble échapper à la mémoire de Sachs. Pour qui s’intéresse à la période de l’entre-deux guerres ce témoignage dense sera donc précieux.
Puisque la maison Chanel a fait tout récemment la une avec la mort de Karl Lagerfeld et que Maurice Sachs consacre un assez long passage à Coco Chanel (il a travaillé pour elle et lui doit sa période la plus faste), je terminerai avec cet extrait du livre :
Melle Chanel était certainement l’un des caractères les plus frappants de Paris. […] Elle était presque toujours vêtue de la même façon, qui était très simple, et généralement de noir. Elle mettait ses mains dans ses poches et commençait de parler. Son débit était extraordinairement rapide, précipité. Mais son esprit suivait son thème et le développait jusqu’au terme. […] Le fil de sa pensée était ténu. Aussi bien on y retrouvait de cette obstination paysanne qui était un de ses traits. Elle était très sûre dans ces jugements, très affirmative, son intelligence était taillée dans le bloc et reposait sur des assises inaltérables. Elle ne se trompait, me semblait-il, jamais. Tout son instinct flairait juste. Elle possédait au suprême degré le sens de la qualité et la reconnaissait dans les domaines mêmes qui lui étaient le plus étranger. […] Bref, le règne qu’elle exerçait sur toutes les femmes du monde, le cercle dans lequel elle s’enfermait, son goût des œuvres d’art et des beaux livres, la beauté de ses maisons de campagnes, la splendeur de sa demeure parisienne, la somptuosité de ses fêtes, son intarissable générosité qui la faisait de toute part dispenser ses richesses, sa réputation de mécène, sa fortune qu’on disait prodigieuse, […] tout contribuait à lui créer sa légende. On parlait d’elle dans toute l’Europe, dans toute l’Amérique : sa renommée courait le monde. Et je le veux dire aujourd’hui : peu d’êtres méritaient tant d’être aimés.”
__________
La décade de l’illusion
Maurice Sachs
Éd. Grasset,coll. Les cahiers rouges
2018
239 pages
Françoise Bayerl dit
Est-ce lui qui a inventé le saxophone? Ou serait-ce un autre Monsieur Sachs?
Philippe Joubert Lussac dit
Il n’a rien inventé, il s’est contenté d’une vie tumultueuse, courte et remplie d’écriture. Pour le Saxophone, il faudrait plutôt un Monsieur Sax.
Hélène dit
Une bien belle critique, qui donne envie de découvrir à la fois ce livre, et cet auteur extravagant…
Gayot Jean-Paul dit
Formidable critique, extrait intéressant… Il manquait juste quelques photos. A bientôt !
Triskell dit
Tu as le chic pour nous faire découvrir des personnalités inclassables et, bien que critiquables, attachantes sans aucun doute. Le parcours de ce dandy me fait penser à celui de Truman Capote qui, dans les années 50 et 60, fréquenta la haute société new-yorkaise, la flatta pour mieux la brocarder, avant de s’auto-détruire.
Son portrait de Chanel est fidèle à l’image que l’on s’en est toujours faite.
Bertille dit
Le livre est commandé… Le temps de finir “Couleurs de l’incendie” et je m’y plonge ! Décidément je suis bien ancrée dans cette période d’entre les deux guerres…
Merci pour cette invitation à la lecture qui ne devrait pas me décevoir : j’ai confiance dans tes choix. Bises.
Bertille
Philippe Joubert Lussac dit
Quelle responsabilité sur mes épaules ! ;-)
Laure dit
Il écrivait bien, vraiment. Il était intelligent et brillant. Curieux personnage. Très envie de lire ce livre maintenant. Tous ces gens furieusement talentueux qu’il a dû décrire avec le même art consommé !
Philippe Joubert Lussac dit
Oui, il écrivait remarquablement bien. Ce n’est que le troisième livre de Sachs que je lis mais c’est pour le moment celui que j’ai préféré.
Sara Bagés dit
Un personnage que je ne connaissais pas et qu’il semble très intéressant, vraiment, après ton article, ce livre fait envie.
Bisous.