Jean Cocteau disait de la Recherche du temps perdu : «Il y a des œuvres courtes qui paraissent longues, la longue œuvre de Proust me paraît courte. On voudrait lire et relire encore après la dernière ligne du Temps retrouvé.» Appréciation à laquelle je ne doute pas de me ranger lorsque j’aurai achevé de la relire. Je dis “relire” bien que je ne sois pas allé, il y a bien des années, au delà d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs (On ne lit pas Proust paraît-il : selon un snobisme très partagé on le relit toujours). Je relis donc depuis décembre. Mon année sera proustienne ou ne sera point. Je crois que je me préparais à cette immersion depuis longtemps et que l’épidémie en a révélé soudainement à la fois la pertinence et l’urgence. Le moment n’est d’ailleurs pas mal choisi : sont célébrés en 2022 les 100 ans de la mort de Marcel Proust ce qui occasionnera et occasionne déjà de nouvelles parutions sur son œuvre et des rééditions. Une exposition consacrée à l’auteur a pris place au musée Carnavalet et France Culture a initié un podcast à l’ampleur inédite qui s’enrichira tout au long de l’année d’émissions évoquant l’œuvre et l’homme.
Je pourrais expliquer qu’une filiation invisible me lie à Marcel Proust, que tel détail, telle impression me destine à être un lecteur privilégié de la Recherche du temps perdu. C’est la prouesse de ce texte qui, à l’instar de la Joconde dont on dit qu’elle vous regarde quel que soit l’endroit où vous vous situez, vous accorde la gratifiante illusion de vous sentir unique, distingué d’entre tous. Le rythme de l’écriture n’y est pas étranger qui vous charme, vous hypnotise une fois que vous avez fait l’effort de l’approcher. La révélation de la vocation littéraire, motif de l’œuvre, chemine par un récit d’apprentissage qui montre que l’art n’est pas un agrément passager de la vie, qu’il est au contraire le truchement supérieur par lequel se révèle la vérité des êtres et des choses. À la recherche du temps perdu enferme la palette infiniment riche et nuancée des passions humaines dans laquelle on peut trouver l’écho de sa propre intériorité, et sans doute aussi, à la manière d’une consolation, des images pour mieux traverser l’existence.
Si je ne devais conseiller qu’un documentaire, ce serait celui de Roger Stéphane qui fait parler en 1962 des témoins directs de la vie de Marcel Proust, et non des moindres. Un moment de bonheur :
Je me réjouis particulièrement de lire la biographie écrite par Jean-Yves Tadié, le grand spécialiste de Proust (par ailleurs extrêmement sympathique), également la biographie que Laure Hillerin a consacré à Céleste Albaret, la bien connue gouvernante de Marcel Proust. Son dévouement à l’écrivain fut total (Proust fut d’une certaine façon l’homme de sa vie) et sa contribution à la genèse de l’œuvre, bien qu’indirecte, n’eut rien de négligeable, non plus que son apport à l’aura posthume de Marcel Proust. Son rôle, sa personnalité attachante et son intelligence méritaient que l’on s’attarde sur sa vie.
Vous pouvez écouter des récits de Céleste Albaret ici : Grande traversée
Voici les ouvrages dont je me suis entouré et dont la collection s’élargira :
Proust, la cuisine retrouvée est ma dernière acquisition. Pour passer à table en laissant flotter l’esprit de tante Léonie ou des Guermantes. Les recettes sont du chef Alain Senderens :
Stéphane Heuet a consacré une partie de sa vie et son talent à adapter À la recherche du temps perdu dans une bande dessinée laissant une large place au texte. Ses dessins à la ligne claire ont un charme infini et constituent une très agréable façon d’aborder l’œuvre ou de la redécouvrir :
Le monde de Proust fait le lien entre la réalité et la fiction. On y découvre les photographies que Paul Nadar fit des familiers de Proust, dont beaucoup servirent de modèles à ses personnages, souvent deux ou trois modèles servant à la création d’un seul. On y croise Raynaldo Hahn, Charles Haas, la comtesse de Greffulhe et de très nombreux autres. On y apprend que des techniques existaient à l’époque pour retoucher les négatifs sur verre avec des résultats similaires à ceux que l’on obtient aujourd’hui grâce à Photoshop :
Eric Karpeles a recensé dans son Musée imaginaire de Marcel Proust tous les tableaux évoqués dans la Recherche du temps perdu (plus de 200). C’est un travail précieux pour saisir tangiblement le lien étroit qu’entretiennent texte et peinture. À chaque tableau reproduit est associé le passage de l’œuvre qui le mentionne et un court résumé du contexte :
L’exposition Proust, un roman parisien au musée Carnavalet n’est sans doute pas inintéressante, mais stressé par l’affluence et agacé par la lenteur des visiteurs je l’ai parcourue rapidement. Vous serez meilleurs juges que moi si vous avez l’occasion de vous y rendre. Voici un aperçu des œuvres exposées :
À droite, L’Avenue de l’Opéra, de Camille Pissarro (détail) :
Robert de Montesquiou (modèle au baron de Charlus) peint par Antonio Henry Pierre de la Gandara (détail) :
La Promenade aux Champs-Élysées, de Jean Béraud (détail) :
Le bal de l’Opéra, par Henri Gervex (détail):
Le Balcon, de René-Xavier Prinet (détail) :
Une soirée au Pré-Catelan, par Henri Gervex (détail) :
Une soirée, de Jean Béraud :
L’exposition dure jusqu’au dimanche 10 avril 2022. Mais pour ce qui est de la géographie parisienne de Proust on peut se référer à mon avis plus utilement à l’évocation qu’en fait Roland Barthes sur France Culture en 1978 dans une série de trois émissions (Marcel Proust à Paris), notamment dans la première et la troisième.
Je vous propose de clore ce long billet en musique, avec La barcheta de Raynaldo Hahn, amant puis ami intime de Proust, avec lequel il séjourna en Italie. Dans une petite barque, un amoureux conte fleurette au clair de lune à une jeune fille… Il ne vous reste qu’à fermer les yeux :
Polly Peachum dit
Ohlalaaaaa… Quel billet étourdissant, cher Philippe !! Une merveille ! Merci Merci Merci !! ♥ ♥ ♥
Et quelle riche et somptueuse iconographie (nous avons en commun un goût pour Gervex et pour Le Balcon de Prinet que je rêve depuis des années de faire agrandir pour décorer un mur entier ;-)
J’allais vous dire qu’il ne manquait que la musique (en plus de celle intime et intérieure de “La recherche” mais même pas… car vous nous offrez La Barcheta.
Je vais explorer chaque lien, chaque lieu, chaque témoignage… Je courrais volontiers à Carnavalet mais votre expérience me retient un peu. J’imagine que vous y êtes pourtant allé en dehors des jours et heures d’affluence ?
Comme je ne l’ai pas vu évoqué dans toutes les richesses de votre billet, à mon tour de vous faire un cadeau : il y a une dizaine d’années la très fine et très talentueuse Laura El Maki avait fait sur Inter une série d’émissions enchanteresses : “Un été avec Proust”, où il n’était question QUE du maître bien sûr mais pas seulement au travers de l’écriture… : https://www.franceinter.fr/emissions/un-ete-avec-proust/archives-2013?p=8
(il faut feuilleter les pages à l’envers pour avoir les podcasts dans l’ordre, donc commencer par la dernière, la 8ème page)
J’ai tout téléchargé depuis longtemps et je ne me lasse pas de cette ré-écoute régulière… Je vous y souhaite (et à vos lecteurs) autant de plaisir et de bonheur(s).
Rien que le générique est un régal !!
i dit
Merci..!
Triskell dit
Ce somptueux billet va-t-il me faire changer d’avis sur l’oeuvre de notre bon Marcel ? J’ironisais au sortir de Carnavalet en affirmant que ma connivence avec cet auteur se limite à un goût immodéré pour les madeleines (celles signées Jeannette sont excellentes) , ce qui j’imagine ne t’aurait pas arraché un sourire. Là, nous sommes face à un vrai fan, un admirateur sans condition ! Mais cessons de parler de ce que l’on ne connait pas. Je ne risque pas de RElire Proust, étant donné que La Recherche fut abandonnée pendant mon adolescence à la page 30. J’ai tenté plus tard le livre audio, avec M. Dussolier s’il vous plait, mais hormis l’effet soporifique quasi immédiat, je n’en ai conservé aucun souvenir marquant.
J’ai honte.
En fait, non…
Merci en revanche d’avoir mentionné et publié un extrait du bal à l’Opéra et du Balcon, sur lesquels je m’était longuement attardée lors de ma visite.
Marie-Anne dit
hello, y a t il une indication sur l’identité du couple sur la couverture du livre de Jean Santeuil (1ere photo des ouvrages conseilles) ? J’ai peint ce couple un jour sans savoir qui est-il ?! Merci Philippe !
Françou de Bavière dit
Merci, c’est magnifique. Après avoir écouté “la barcheta”, j’aimerais juste ajouter ces mots de Proust:
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. « Ô audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. » Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau ! La suppression des mots humains, loin d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée ; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, invisible et gémissant, dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte ? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et, avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait : aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite, flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à Swann : « C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort… » Mais un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle ajouta cette réserve : « rien d’aussi fort… depuis les tables tournantes !
Marta Maghiar dit
J’ai eu mes annees de Proust, y compris chercher ses livres. Dans mon pays il y a eu des temps ou tout manquait dans les magasins, des livres aussi. Votre billet est un beau momen pour moit! Merci,
Marta Maghiar dit
moment
Thai dit
Je collectionne les livres sur Proust et n’ ai pas encore terminé « La Recherche « .On pourrait la relire sans cesse , j’ ai toujours l’ impression de découvrir quelque chose de nouveau, Proust est un écrivain obsédant qui nous « hypnotise « .
Je partage vos impressions sur l’ exposition, j’ y suis allée le premier jour pour éviter l’ affluence.
La riche documentation requiert de pouvoir s’ attarder , se pencher sur les vitrines , ce qui n’ est pas évident .
La revue Beaux Arts m’ a permis de découvrir plus tranquillement l’ exposition.
Un grand merci pour ce blog exceptionnel , somptueux et les précieuses références ( R Stéphane « .
josette wisman dit
Ravie de vous voir un fan de Proust et d’avoir mis en ligne tant de belles photos et tableaux.
J’ai eu le plaisir de faire lire à un groupe de seniors américains le premier volume de la Recherche. En trois mois. En anglais, malheureusement. La première traduction portait le beau titre de Remembrance of Things Past, maintenant c’est In Search of Lost Time. Moins poétique, mais plus exact.
Le juge Stephen Breyer de la Cour Supreme raconte en 2013 comment il a lu la Recherche pour la première fois, dans sa totalité, alors qu’il connaissait à peine le français. Au fur et à mesure de sa lecture, il rédigeait des fiches de vocabulaire qui lui ont permis ensuite de relire plus facilement et a plusieurs reprises toute l’œuvre.
Les articles et livres sur Proust, en français et dans maintes autres langues, font légion. Un des derniers livre paru s’interroge sur Proust et le judaïsme, son titre est A la Recherche de Proust (ce qui ne reflète pas l’original : Proustian Uncertainties), son auteur : Saul Friedländer. Et l’essai de Walter Benjamin, Sur Proust, est bien intéressant.
Le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme ouvrira son exposition Proust, Du Côté de la Mère le 14 avril. Chanceux les Parisiens !
A propos de musique, le concert du Ritz ordonné par Proust en 1907 est recréé en CD :
Quant à la petite musique de Vinteuil, sa sonate, les paris sont toujours ouverts pour savoir quel est le véritable compositeur de cette sonate, et si elle-même a existé en dehors de l’imagination de Proust.
Sissi94 dit
Je découvre ce très beau blog grâce à Triskell.
L’oeuvre de Proust me laisse septique car très hermétique. J’essaierai de l’aborder par les auteurs qui ont parlé d’elle. Plus simple à mon sens à comprendre et certainement plus rapide.
Merci pour tous ces très beaux tableaux qui illustrent votre billet et auxquels je suis plus sensible.
Bonne journée.
Sylvie
Sophie dit
Je me souviens d’un été ou j’ai lu tous les tomes d’A la recherche du temps perdu ! J’avais 15 où 16 ans et mon grand père à la retraite s’occupait d’une bibliothèque et m’apportait des livres !
Un très beau souvenir
Je devrais les relire …
Agnès dit
Merci pour ce beau moment que vous nous offrez Philippe avec votre magnifique billet sur Marcel Proust!
Bonne journée!
Agnès
Monique G. dit
Merci pour ce magnifique billet
Belle semaine
Monique
jane dit
Merci !!!
Magnifique article ….
Linette dit
Vous magnifiez tout ! J’ai voulu lire pour me cultiver à l’âge adulte, ce cher Marcel. Super pour m’endormir , je lis dans ma chambre le soir ! Mais j’ai tout de même lu 3 de ses romans -je suis une obstinée. Peux être avec les années je vais plus apprécier car j’ai un rythme de vie plus lent.
Anne Marie C dit
Mais comment suis-je passée ” à côté” de votre merveilleux article ? Je le découvre avec celui de ce jour; je vais prendre tout mon temps pour le dévorer et le savourer. La vue du merveilleux livre ” PROUST La Cuisine Retrouvée” me rappelle cette délicieuse histoire. Voulant emprunter ce livre à la médiathèque de ma commune, je fais une réservation auprès de la jeune stagiaire * qui me demande si Proust a été le gagnant de Top Chef… Avec la bibliothécaire nous avons appris à cette demoiselle qui était Proust en gardant notre sérieux et que non, Gaspard et Marcel n’avaient pas vécu au même siècle.
* stage des élèves de troisième de nos collèges